1. Conclusions et voies de recherche

 

 

 

 

Notre recherche était motivée par l'énigme que constituent les salles des marchés pour les sciences des organisations. Celles-ci sont tout à la fois célèbres parce que sous les feux de l'actualité, mais aussi particulièrement méconnues. Les travaux scientifiques les prenant comme objet sont extrêmement rares. Sans doute l'hermétisme de leur fonctionnement en est-il le principal responsable :

"Comment alors appréhender le fonctionnement des salles des marchés ?". Telle était notre question de départ.

Nous nous attacherons, au cours de cette conclusion à montrer comment nous l'avons problématisée, puis les réponses que nous lui apportons. Pour dresser ce bilan nous procéderons en deux parties :

    1. Le travail réalisé : un bilan
      1. Fondements
        1. Les salles des marchés des capitaux constituent un objet de recherche important et original.
        2. L'idée selon laquelle ces services spécialisés des institutions financières présentent un intérêt spécifique est à l'origine de notre démarche. L'apparition des salles des marchés est encore récente et elles sont difficiles d'accès, tant lorsqu'il s'agit d'obtenir l'autorisation d'y conduire une recherche que pour la mener.

          Pourtant les caractéristiques des salles des marchés en font des organisations tout à fait remarquables : si les front-offices sont avant tout des centres de décision, les connaissances qu'ils mettent en œuvre sont complexes et non formalisables, essentiellement du fait de l'efficience des marchés financiers. La concurrence est très vive et les savoirs acquis remis en question en permanence. Simultanément, étant donnée l'importance des montants en jeu, une défaillance peut avoir des conséquences catastrophiques. Enfin, ils fonctionnent souvent dans des conditions de crise et toujours dans l'urgence.

        3. On peut étudier les organisations à partir de trois formes fondamentales : l'appareil, le marché et le réseau

        Le deuxième pilier de notre travail est le fruit d'une étude de différents courants de recherches en sciences des organisations. À partir des travaux de Powell et plus généralement des économistes des institutions, nous choisissons de décrire l'organisation complexe en nous appuyant sur trois formes cardinales : l'appareil, le marché et le réseau.

        L'exploration de ces concepts et de leurs usage montre à quel point ils sont fondamentaux. Elle montre également que ces formes d'organisation sont mutuellement irréductibles et permet d'en poser les principaux traits : l'appareil repose sur la rationalité et le contrôle, le réseau sur des coordinations locales largement informelles, le marché sur l'indépendance des parties et leur mise en concurrence. * ajouter des détails sur les auteurs l'appareil Weber ?

      2. Démarche d'investigation
      3. Résoudre la question de l'accès aux salles des marchés est un problème en soi, en effet de nombreux obstacles doivent être levés : les traders sont souvent surchargés de travail et très peu disponibles, le milieu des marchés utilise un langage spécialisé et les informations circulant dans les salles sont hautement confidentielles.

        De ce fait, nous avons adopté une approche en deux temps pour mener nos investigations. Dans un premier temps, postulant que le meilleur moyen de rentrer en contact avec des professionnels des salles des marchés était de travailler avec eux, nous nous sommes fait embaucher en convention Cifre comme ingénieur de marché dans une grande banque. Ces années d'observation participante nous ont permis de constituer et de valider notre objet d'étude. Cette première période a également été l'occasion, en sus de notre apprentissage du 'métier', d'obtenir des contacts et des recommandations. Ainsi, dans un deuxième temps, nous avons pu accéder à d'autres salles des marchés sur les places financières de Paris, Hong Kong et Londres. Nous y avons conduit une série d'entretiens semi-directifs qui nous a permis d'élargir considérablement nos observations du fonctionnement des salles.

      4. Problématique élaborée

Les apports de notre problématique sont triples :

        1. La construction de la salle des marchés en tant l'objet d'étude. (développée p. Xx)

L'observation participante représente donc le fondement de notre étude de définition. C'est grâce à elle que nous décrivons la salle. D'abord à travers les relations qu'elle entretient avec son environnement, ensuite par les concepts qui permettent comprendre son fonctionnement interne :

Pour nous, la gestion des risques est une fonction fondamentale des front-offices. Le risque ne peut être considéré comme 'accidentel', il constitue au contraire un aléa auquel la salle des marchés doit faire face en permanence. Le métier de l'opérateur de marché consiste fondamentalement à prendre des risques. Il ne s'agit donc pas de chercher à les éviter, mais plutôt de savoir les gérer en permanence à travers une organisation appropriée. C'est pourquoi nous présentons dans un troisième temps une typologie des risques : risques de crédit, essentiellement liés à la solvabilité des contreparties, risques opérationnels, correspondant aux pannes et aux erreurs humaines, risques déontologiques, liés aux délits d'initié et enfin risques de marché, concernant les pertes induites par des variations de cours.

        1. La constitution des formes d'organisation du réseau, du marché et de l'appareil en idéaltypes. (développée p. Xx)

Nous décidons de reprendre le concept d'idéaltype proposé par Weber pour recomposer méthodiquement les formes de l'appareil, du réseau et du marché, en mettant en valeur leur cohérence interne :

Mais comment articuler ces trois idéaltypes ? Trois remarques peuvent être faites au sujet des relations concrètes entre ces différents systèmes d'organisation.

L'intérêt d'une approche à travers les idéaltypes du marché, de l'appareil et du réseau réside donc dans l'étude des relations tout à la fois de complémentarité, de contradiction et de concurrence qu'entretiennent ces trois formes. Ces rapports complexes sont constitutifs de l'organisation, selon des modalités correspondant à celles de la dialogique proposée par Edgar Morin.

Pour pouvoir explorer plus avant cette dialogique entre réseau, appareil et marché nous les exprimons à travers une propriété commune aux systèmes ouverts, l'équifinalité. Nous mettons ainsi en évidence comment ces idéaltypes peuvent permettre de satisfaire une même fonction par des voies différentes.

Trois dimensions particulièrement propices à mettre en relief ce qui distingue réseau, appareil et marché sont étudiées : les règles et la régulation, la coordination des composantes de l'organisation et le processus de son adaptation.

        1. L'élaboration d'un modèle d'analyse permettant d'expliciter une hypothèse : les salles des marchés sont des organisations plurielles. (développée p. Xx)

Pour formuler cette hypothèse, nous 'déclinons' les idéaltypes : chacun d'entre eux met en effet en œuvre des dispositifs spécifiques de gestion des risques. Ces considérations nous permettent d'établir un modèle d'analyse :

Idéaltype

Appareil

Réseau

Marché

Processus de gestion des risques

Contrôle par définition des procédures (ex-ante), centralisation à un niveau hiérarchique supérieur, spécialistes du contrôle.

Éviter les processus formalisés rigidifiants, flexibilité.

Traitement du risque 'instantané', immédiat.

Sensibilisation aux résultats, définition des marges de manoeuvre (ex-ante), puis contrôle des résultats (ex-post).

 

Gestion des risques à travers un système de procédures ; mise en avant du contrôle.

Pas de contrôle au sens formel, contrôle par les pairs.

Contrôle par les résultats. Mise en avant de la responsabilité.

Et trois hypothèses :

Enfin, nous proposons un retour sur notre hypothèse centrale à partir d'un questionnement plus général.

      1. Discussion des hypothèses
        1. Discussion de H1 (développée p. Xx)
        2. L'approche rationnelle des risques apparaît très prégnante de prime abord. Aussi bien dans les manuels de finance que dans le discours des responsables du contrôle des risques, il s'agit essentiellement de calculer et d'optimiser le couple risque / profit. Dans un premier temps le risque est formalisé, puis on met en place des procédures de suivi. On se rapproche par là d'une vision de l'organisation comme un artefact conçu et optimisé rationnellement. La forme correspondante est celle de l'appareil. Elle met en avant l'organisation comme construction scientifique et la gestion des risques comme le produit d'une démarche formelle relevant à la fois d'un système de procédures et d'un contrôle hiérarchique. C'est à travers cette logique que nous appréhenderons la mise en place de systèmes d'information souvent complexes, celle de services indépendants et spécialisés dans le contrôle des risques, et d'une formalisation hiérarchique du fonctionnement de la salle.

          Cet idéaltype rencontre toutefois ses limites ; tant par le rejet de la représentation formelle de l'organisation des salles par les opérateurs eux-mêmes ("ça n'est pas comme cela que nous fonctionnons", "cet organigramme est faux, x est parti", ou "je préfère m'adresser directement à y"). Dans ce contexte, on est conduit à recourir à une autre forme d'organisation où le mode de relation dominant n'est ni hiérarchique, ni formel, ni prédéterminé : il s'agit du réseau. La gestion des risques relève alors d'une logique toute différente. Elle est liée à la souplesse de l'organisation (on met ainsi en lumière l'importance de l'entraide pour surmonter les situations de crise), à sa capacité d'adaptation et de reconfiguration permanente, au partage d'informations et d'opinions en dehors de toute formalisation.

          Enfin, la dernière forme d'organisation que l'on peut mettre en lumière dans la gestion des risques s'apparente au marché : les opérateurs sont entièrement libres de prendre les risques qu'ils souhaitent, mais sont directement incités à les rentabiliser dans la mesure où ils sont récompensés ou pénalisés selon leur succès ou leur échec. Une partie des profits qu'ils réalisent leur sont ainsi redistribués. Inversement, ils sont menacés d'être renvoyés lorsqu'ils perdent de l'argent ou n'atteignent pas leurs objectifs. Une conséquence surprenante de cette logique est la création de risques "à l'intérieur de la salle". Les opérateurs d'une même salle sont en effet amenés, en tant que centres de profit autonomes, à passer des contrats les uns avec les autres. La perte réalisée par l'un correspond ainsi au profit de l'autre, sans que l'établissement auquel appartient la salle en soit affecté ! L'idéaltype du marché est également très présent dans le langage des opérateurs qui perçoivent souvent leur salaire comme le reflet de ce qu'ils rapportent à leur établissement ou de leur prix 'sur le marché du trader'.

        3. Discussion de H2 (développée p. Xx)

Après avoir validé les idéaltypes pris individuellement, nous nous sommes attaché à montrer l'importance des relations entre idéaltypes dans les processus de gestion du risque. Nous confirmons que ces interactions sont dialogiques c'est-à-dire à la fois antagoniques et de complémentarité.

        1. Discussion de H3 (développée p. Xx)

Nous avons ensuite mis à l'épreuve notre problématique en analysant à travers elle deux problèmes qui se posent aux salles des marchés :

        1. Discussion de H4 (développée p. Xx)

Ayant dégagé en quoi les salles des marchés peuvent être appréhendées comme le produit de rapports dialogiques entre formes d'organisation irréductibles, on peut avancer qu'elles seront changeantes et instables dans leurs modalités de fonctionnement. C'est ce que nous démontrons. Nous exposons également la spécificité des front-offices qui découle de ces particularités. Cette dernière s'observe notamment dans les difficultés récurrentes que rencontrent les relations entre les salles des marchés et les back-offices.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser l'approche 'classique' de l'organisation, notre étude empirique montre donc que la référence à un idéaltype unique ne peut permettre d'appréhender correctement le fonctionnement des salles des marchés financiers.

Avec la validation de H4 s'achève celle de notre hypothèse centrale suggérant que les salles des marchés sont des organisation plurielles. Nous tenterons au cours de la section suivante d'en tirer les conséquence en étudiant les limites et les prolongements de nos travaux.

    1. Limites et prolongements de la recherche

Quelles sont les limites de notre recherche ? Voici les questions que nous aborderons.

  1. Quelles sont les limites de l'approche "des systèmes ouverts" appliquée à l'étude d'un phénomène social ?
  2. Quels sont les apports proposés au débat sur "la nature de l'organisation" ?
  3. Les idéaltypes peuvent-ils être enrichis ?
  4. Dans quelle mesure la démarche que nous avons mise au point peut-elle être reprise et prolongée dans l'étude des organisations complexes ?
  5. Notre travail sur les salles des marchés est-il généralisable à d'autres domaines ?

      1. Les limites de l'approche "des systèmes ouverts" appliquée à l'étude d'un phénomène social
      2. Cette première limite peut être introduite par la contribution de Boulding, qui se propose d'ordonner l'ensemble des systèmes d'organisation connus en neuf niveaux, chacun plus complexe que le précédent. Sur cette échelle, la matière inerte correspond au niveau un, tandis que la cellule vivante est au niveau quatre et les systèmes sociaux au niveau huit. En examinant l'état de nos connaissances sur chaque niveau, Boulding constate qu'il n'existe pas de connaissances satisfaisantes pour les plus élevés. Il en déduit qu'il faut se garder de considérer comme définitive une théorie explicative d'un phénomène lorsqu'elle a été élaborée pour tenir compte de réalités empiriques plus simples.

        Cette conclusion s'applique à notre démarche, dans laquelle nous avons contourné le problème des constituants du système. Les être humains sont des acteurs : autonomes, dotés d'imagination, d'affectivité, de capacité stratégique, d'un inconscient... À ce titre, nous nous sommes plus intéressé "au système" qu'à "l'acteur". Il faut donc éviter toute généralisation hâtive de nos résultats et envisager, à travers la prise en compte de la spécificité de chaque situation empirique, toute la mesure de cette réalité. Si nous avons mis en évidence le poids et la valeur de nos trois idéaltypes, il reste que les acteurs ont une autonomie inaliénable même lorsqu'ils sont intégrés dans les logiques du marché, de l'appareil et du réseau.

      3. Quels sont les apports proposés au débat sur "la nature de l'organisation" ?
      4. Si notre démarche nous engage à croire qu'il est plus pertinent de travailler à partir d'une typologie s'attachant à distinguer des traits marquants de l'organisation sans préjuger de son essence, on ne peut s'affranchir de poser la question fondamentale de "la nature de l'organisation". Quel est notre apport à ce débat ? Nous souhaitons avant tout promouvoir une 'vision plurielle' de l'organisation dépassant successivement les trois formes archétypiques que l'on peut lui attribuer. L'organisation s'institue alors comme la mise en cohérence de logiques différentes.

        Nous réfutons par là l'idée selon laquelle il existerait un 'centre de gravité' unique de l'organisation, en particulier en ce qui relève de l'appareil et du marché. Voici des deux remarques que nous proposons à ce sujet :

        1. 'Organisation’ n'est plus synonyme d'appareil
        2. La vision de l'organisation comme un appareil, à la fois fruit et fondement d'un siècle de recherches en sciences sociales, se révèle singulièrement limitée. Si l'approche rationnelle de l'organisation apparaît indispensable à la gestion des risques, la mise en évidence d'autres modes de fonctionnement confirme qu'elle n'est qu'un élément parmi d'autres.

          On ne peut toutefois pas soutenir que le mouvement de rationalisation des organisations marque le pas. Dans le cas des salles des marchés, l'histoire récente est marquée par l'extension du contrôle exercé sur les opérateurs, que ce soit par la création de systèmes d'information ou à travers la mise en place de postes de spécialistes du contrôle des risques.

          Mais, à l'opposé, l'idéaltype du réseau, en mettant en avant une approche des risques basée, non sur leur contrôle, mais avant tout sur la réactivité, l'adaptation et la réduction de leurs effets, correspond à des pratiques de gestion de plus en plus courantes. L'introduction de marges de manœuvre, d'une liberté de circulation de l'information et d'arrangements locaux est donc reconnue comme indispensable.

        3. Malgré sa puissance, le marché n'est pas autosuffisant

L'étude des front-offices à travers l'idéaltype du marché permet d'établir un bilan contrasté. On constate d'abord que c'est en grande partie à partir de celui-ci que sont organisées les salles des marchés.

Mais l'analyse met également en évidence un point critique : en tant que mode d'organisation, le marché n'est pas une forme d'organisation qui se suffit à elle-même. Il est en effet indispensable de l'inscrire dans un cadre permettant d'assurer le respect des règles. Dans les salles des marchés, si des moyens importants ne sont pas consacrés au contrôle, les opérateurs disposent d'une 'zone de flou' importante pour avancer des profits ou retarder des pertes. La plupart des scandales récents (Barings, Daiwa…) peuvent s'expliquer par un abus de ce que nous analysons comme l'idéaltype du marché.

      1. Les idéaltypes peuvent-ils être enrichis ?
      2. Comme le soutient Mauss, le fait humain ne se découpe pas : il est un "fait social total". Il faut donc étudier le problème posé par notre perpective en tant qu'elle constitue un découpage, de la réalité. Si notre choix a été dûment motivé préalablement à la construction des idéaltypes, le risque de réifier l'objet d'étude au lieu de le constituer est présent. On est en effet tenté, une fois accepté le bien-fondé de l'approche, d'adopter une démarche déductive relevant du 'wishful thinking'. Les traits de la réalité qui ne correspondent pas aux idéaltypes sont alors escamotés. En éliminant les aspects de la réalité non exprimables par les idéaltypes l'approche induit de fausses certitudes.

        Comment répondre à cette objection ? Comme l'exposent les gestaltistes, l'esprit humain fonctionne en appréhendant des formes cohérentes plutôt que des traits fragmentés. Par là, le principe holiste selon lequel "la manière dont les facteurs organisationnels vont ensemble" est primordial. Ce processus étant un point de passage obligé, pourquoi ne pas tenter de l'objectiver ?

        En distinguant des "pattern" comme nous le proposons, on élargit l'éventail des faits appréhendés, mais aussi celui des faits réfutés. Le prix à payer pour cela est une simplification de la réalité. En effet, étant donnée la polysémie des concepts de réseau, d'appareil et de marché, il est indispensable de les reconstruire méthodiquement afin de les cerner. Cette réduction de leur portée permet d'examiner en profondeur les phénomènes accompagnant la gestion du risque.

        Serait-il possible de les exploiter plus avant ? Est-il possible d'étendre ou de modifier les idéaltypes que nous avons établis ?

        Nous pouvons proposer l'exploration de nouveaux champs, distincts de celui des risques. Les idéaltypes se prêtent a être développés plus avant, en étendant réseau, marché et appareil à d'autres domaines : après avoir examiné la gestion des risques, on pourrait proposer des modèles d'analyse permettant de "revisiter" la notion de frontière ou encore la prise de décision, comme nous avons entrepris de le faire.

        On pourrait également prolonger et affiner nos hypothèses à partir de considérations sur la genèse des buts de l'organisation, le type de défaillances auxquelles elle est prédisposée, ses composantes-clés..

        Plus généralement, l'apport de l'idéaltype du marché nous parait être particulièrement novateur. Le concept de marché est largement monopolisé par les économistes, qui en se l'appropriant, en font une entité mathématisable mais abstraite qui impose une vision de l'être humain marquée par l'économisme. Nous souhaitons au contraire prouver qu'il faut considérer les marchés comme des constructions sociales. Weber les avait examinés en tant que tels et aujourd'hui de nombreux auteurs suivent ce chemin : Granovetter, Swedberg, Adler, l'économie des institutions... À ce titre, la construction d'un idéaltype du marché en tant que mode d'organisation interne contribue à la redéfinition du concept et peut-être à son renouvellement. Pourtant il est encore difficile de trouver des milieux où l'idéaltype du marché peut si clairement être mis en évidence : c'est là un des principaux intérêts du recours aux front-offices comme terrain d'étude.

      3. Dans quelle mesure la démarche que nous avons mise au point peut-elle être reprise et prolongée dans l'étude des organisations complexes?
      4. Cette question est toujours sensible dans le cas de travaux scientifiques en entreprise, desquels les praticiens escomptent souvent des bénéfices immédiats. Foin de 'recettes miracles', toute investigation doit tout de même se poser la question de sa capacité à interpeller le lecteur non-scientifique. Peut-il relier cette théorie à sa propre expérience ? S'accorde t-elle à ses propres perceptions, les enrichit-elle ? La démarche que nous proposons constitue un cadre d'analyse. Est-il possible de le mettre en œuvre sans ambiguïté aucune ?

        1. Une approche originale, mais complexe à manier
        2. L'impact d'une recherche est inséparable de sa valeur pragmatique, c'est-à-dire de sa capacité à déclencher chez les intéressés un nouveau raisonnement sur leur contexte d'action. Comme nous l'avons vu au cours de notre exploration de la littérature, les approches classiques de l'organisation relèvent essentiellement de deux logiques. La première est essentiellement taxinomique : elle consiste schématiquement à ordonner les organisations dans des catégories, tandis que la deuxième se fonde sur les oppositions entre deux concepts, par exemple hiérarchie et marché, et classe les organisations empiriques sur un continuum entre ces deux pôles exclusifs.

          Nous avons au contraire choisit de concevoir une démarche originale, fondée sur les tropismes du réseau, du marché et de l'appareil. Nous les considérons comme trois pôles idéaltypiques, non uniquement en tant qu'ils sont exclusifs ou opposés, mais à travers leurs interrelations dialogiques. Les différents modes de gestion du risque que notre modèle d'analyse nous permet d'établir sont en effet simultanément observés, ils ne sont ni exclusifs, ni organisés selon un continuum.

          Si notre approche de l'organisation des salles des marchés tend à réfuter les approches classiques, elle est également plus complexe à manier. La pensée doit circuler entre des logiques très dissemblables en envisageant leurs points de convergence et leurs oppositions. Des concepts comme celui de frontière ne sont plus des paramètres stabilisés, mais des variables dépendantes du point de vue et du domaine considéré.

        3. Des repères d'interprétation des dysfonctionnements
        4. En outre, il est certains cas où notre approche éclaire les problèmes rencontrés dans la mise en place de changements organisationnels, même lorsque ceux-ci apparaissent 'évidents' ou très profitables. Par exemple, nous avons eu connaissance d'un projet de gestion du risque à travers un système de macro-couverture qui aurait permis de dégager des profits importants. Celui-ci a rencontré une opposition si forte qu'il a été abandonné. Nous pouvons analyser ce problème à travers l'antagonisme entre une couverture globale des risques (idéaltype de l'appareil) et une organisation fondée sur l'autonomie et la concurrence entre individus (marché). Dans ce cadre, notre problématique procure des repères d'interprétation des dysfonctionnements.

          Par ailleurs, tout du moins dans le cadre notre première hypothèse, la théorie a une certaine capacité prédictive, on le constate par la précision du modèle d'analyse qu'elle permet d'édifier. Nous pensons en particulier à la 'grille d'analyse des modes de gestion des risques' testée par notre première hypothèse. La gestion des risques par le marché, l'appareil et le réseau se prête ainsi à une mise à l'épreuve. Elle ouvre la possibilité de distinguer au sein de l'organisation complexe des "îlots de cohérence", mais pointe aussi certains des moyens par lesquels ils entrent en interaction, en particulier à propos des interactions appareil - marché. Il faut toutefois garder à l'esprit que si les idéaltypes constituent des structures qui forment un cadre de coopération, les enjeux qui y sont appliqués sont spécifiques à chaque situation empirique.

        5. Une valeur prescriptive
        6. Enfin, notre approche peut acquérir une valeur prescriptive, en particulier lorsqu'elle incite à étendre la notion de gestion des risques au-delà de l'idéaltype de l'appareil pour envisager des domaines nouveaux comme celui du réseau. Face à la difficile évolution des règles prudentielles relatives aux activités sur instruments financiers, notre analyse encourage par exemple à dépasser une approche appuyée exclusivement sur l'idéaltype de l'appareil et à trouver l'équilibre spécifique à chaque situation dans chaque front-office.

          On peut en proposer comme application l'éclairage qui est jeté sur la question de l'approche réglementaire de la prise de risque dans les salles. Les dernières recommandations du Comité de Bâle suivies par de nombreuses instances nationales mettent en avant cette indispensable adaptation à chaque situation empirique. Le législateur reconnaît par là l'insuffisance d'une approche fondée uniquement sur des règles universelles du type 'ratio Cooke'. On met au contraire en avant la notion de "modèle interne".

          De quoi s'agit-il ? De la nécessité impérative de laisser à chaque établissement le soin de définir ses propres procédures et de suivi des risques, quitte à recourir à ce qui est paradoxalement qualifié de "procédures informelles" !. L'évolution est de taille : l'obligation réside dans le sérieux et la rentabilité du dispositif mis en place indépendamment de sa nature, ce qui signifie que des dispositifs relevant de l'idéaltype du réseau accèdent à une certaine reconnaissance.

        7. Une attitude d'esprit proche de celle du praticien

        Enfin, si notre approche de l'organisation est complexe, nous prétendons qu'elle correspond à une attitude d'esprit proche de celle du praticien des salles des marchés. Pour tirer les conséquences de notre problématique proposant une approche de l'organisation des front-offices en tant qu'idiosyncrasies ("mélanges particuliers"). Nous montrons en effet que l'on peut distinguer dans les discours sur la gestion des risques en salles des marchés, dès lors qu'ils se trouvent confrontés à des "situations de gestion", cette circulation permanente entre idéaltypes d'organisation. De ce fait, notre problématique se trouve être relativement "parlante" pour les praticiens, les termes de "marché", de "réseau" et d"appareil hiérarchique" ayant un pouvoir évocateur immédiat les reliant à des comportements et des situations vécues. Nous l'avons souvent constaté dans nos conversations, l'énoncé de notre sujet déclenchant un "hochement de tête" entendu.

        Cependant, c'est cette évidence même qui pose problème. Comment cerner le sens que l'on donne à marché, appareil et réseau ? Ne représentent-ils pas des concepts permettant l'unanimité au détriment de la clarté ? Le risque est réel. D'autant plus que le foisonnement des idées qu'ils évoquent est considérable. Il devient paradoxalement indispensable de réduire et de contrôler la portée des trois formes. Une des questions qui restent ouvertes est donc la conciliation entre puissance heuristique et réfutabilité. C'est dans l'espoir de lever cette hypothèque que nous avons entrepris de problématiser appareil, marché et réseau comme des idéaltypes.

      5. Notre travail sur les salles des marchés est-il généralisable à d'autres domaines ?

Loin de nous l'idée de prétendre que les salles des marchés représentent l'avenir du travail. On constate bien au contraire la montée d'un "néo-taylorisme", en particulier dans le secteur tertiaire où les emplois perçus comme répétitifs deviennent de plus en plus nombreux. Cependant plusieurs phénomènes, pour la plupart d'apparition récente nous paraissent autoriser un parallèle avec les salles des marchés.

Ces salles, souvent de taille plus réduite que les salles des marchés que nous étudions ont toutefois la même vocation de centralisation de l'information et de concentration de moyens d'action et de décision. Mais ont-elles d'autres points commun avec notre objet d'étude ? Revenons sur les particularités des salles des marchés que nous avions énumérées en conclusion de notre chapitre exploratoire :

En somme, c'est en gérant des risques que fonctionnent ces plateaux. Les front-offices en constituent une illustration riche d'enseignements : c'est au cours des années agitées que les salles des marchés réalisent le plus de profit. Reste bien sûr à prendre en compte les problèmes suscités par ces organisations complexes et plurielles. Nous avons ainsi étudié les relations difficiles qu'elles entretiennent avec les formes d'organisation plus classiques ou encore les obstacles que l'on rencontre dans leur contrôle.

    1. Conclusion

À la période des "profits faciles" des années quatre-vingt, a succédé celle des marchés financiers internationaux de plus en plus efficients, aux marges réduites et aux risques complexes. À cette occasion, les établissements financiers ont découvert que leurs salles des marchés peuvent leur coûter cher, voire les ruiner. Ceux-ci gèrent des risques depuis longtemps, mais leurs dirigeants actuels ignorent encore le rythme effréné des marchés financiers, dont les mouvements produisent leur effets avant même d'être compris et intégrés. Face à leur rapidité d'évolution, les dispositifs traditionnels de gestion des risques, comme les comités de crédit, deviennent inadéquats. La prise de risques complexes peut aussi bien apporter un profit dont l'établissement ne comprend pas exactement l'origine qu'entraîner sa disparition subite.

Dans ce monde où chaque élément possède moins d'importance en lui-même que par les relations qu'il entretient avec les autres, l'organisation est mise à l'épreuve d'une crise d'interprétation. Les modèles d'organisation classiques sont impuissants à démêler l'écheveau du compromis permanent, des occasions qu'il faut saisir, des cotations que l'on doit pouvoir proposer instantanément.

Mais ce jeu dangereux est désormais un point de passage obligé : aucune institution financière de dimension internationale ne peut se passer de salle des marchés. Toutes doivent se confronter au quotidien à l'exercice complexe de la gestion des risques et consacrer des investissements considérables pour y réussir. Ces investissements ne sont pas seulement financiers, ils passent également par une mutation fondamentale. Les établissements sont ainsi contraints et forcés à mettre leurs intérêts entre les mains de jeunes opérateurs souvent peu sensibles à la culture financière classique.

Comment concilier liberté et contrôle ? Comment prendre des décisions importantes dans des espaces de temps très courts ? Fondée sur des cellules responsabilisées, fortement autonomes, hautement spécialisées et entretenant des relations multiples les unes avec les autres, la salle des marchés est la forme d'organisation qui permet de résoudre ces paradoxes. Mais ce faisant, elle devient un paradoxe elle-même : les front-offices sont des unités marquées par les logiques du réseau, du marché et de l'appareil, que la force des choses conduit à associer, mais qui se révèlent souvent profondément contradictoires. L'organisation n'est en effet pas "sécable" elle doit nécessairement trouver un compromis entre la séparation des intérêts qu'il faut instaurer entre les desks de la salle, la mise en place de procédures fiables impliquant des techniques sophistiquées et l'indispensable espace de liberté des ajustements "ad-hoc" et de la coopération informelle.

Il ne s'agit pas là d'un état transitoire précédant l'émergence d'un "nouveau modèle d'organisation". Soumise à la nécessité d'un ajustement constant entre logiques, l'organisation devient le lieu d'une ambivalence permanente, d'une contradiction fondamentale jamais résolue. C'est pour cela que les salles des marchés ne peuvent être réduites à un modèle unique et constituent des organisations plurielles.