L'idée défendue lors d'un chapitre précédent était que la modernité se définissait comme le produit de deux processus: différentiation et organisation. Nous soutenons ici que la postmodernisation est la conséquence de ces mêmes processus portés à leur extrême.
Dans la société capitaliste du vingtième siècle, la différentiation entre cellules sociales se pose essentiellement en terme des fonctions qu'elles remplissent. Toutes les cellules remplissant une fonction donnée tendront à converger vers une structure similaire. Par exemple, les familles tendent à être conjugales et dominées par le père, les États "états-providence" et démocratiques, l'enseignement obligatoire et dispensé suivant l'âge des élèves, les églises à adopter des théologies universelles et abstraites, les entreprises à séparer leurs propriétaires de leurs actionnaires et à chercher à dominer les marchés par le biais de la production de masse etc....
Par contraste, la société postmoderne voit apparaître des cellules sociales différentes aussi bien par leur structure que par leur fonction. Par exemple, dans le domaine de la production, la production de masse existe toujours, mais elle perd du terrain face aux coopératives, aux réseaux d'entreprises, aux producteurs spécialisés dans un segment de marché, aux partenaires sous-traitants, aux télétravailleurs etc..
Quant au niveau d'organisation (au sens de centralisation) de la société, il s'accroit aussi dans la mesure ou les sous-systèmes économiques et politiques peuvent utiliser les média qu'ils produisent (l'argent et le pouvoir) pour contrôler la sphère privée (cf. la colonisation selon Habermas). Les composantes de la sphère privée (la famille, la communauté, la culture) sont sujettes à un contrôle centralisé.
Le tableau que nous avions établi peut être étendu comme suit:
L'intérêt de ce tableau repose dans l'hypothèse d'une société à la fois hyper-organisée et très différentiée. Toutefois ces deux tendances poussées à l'extrême sont fortement contradictoires et ne peuvent cohabiter sur le long terme. Cette contradiction s'articule autour de deux problèmes associés au contrôle: Ses sources et ses objets.
Les sources du contrôle: Comme l'établi Habermas, la modernité se caractérise par l'interdépendance entre des cellules sociales qui ont besoin les unes des autres car elle ne peuvent produire qu'un seul des médias d'échange (l'argent, le pouvoir, l'influence et les valeurs) dont elles ont besoin. L'hyper différentiation fait voler ces restrictions en éclats: par exemple avec l'essor des ONG (Greenpeace), qui peuvent exercer une influence, mais aussi lever de l'argent et susciter l'attachement à des valeurs. Avec les télévangélistes, les églises elles aussi dépassent le domaine du spirituel et deviennent capables de rassembler des fonds considérables; Partant elles étendent leur influence et réduisent leur dépendance par rapport aux autres sphères.
Les objets contrôlés deviennent de plus en plus compliqués à manipuler du fait de leur diversité de structure. Par exemple, il devient de plus en plus dur au gouvernement de prévoir les conséquences d'une nouvelle loi sur l'économie.
La dynamique des changements ne s'articule plus autour de processus réguliers et prévisibles, comme les niveaux croissants de différentiation et d'organisation de la société, mais dans une dialectique d'hyper-extension et de renversement des phénomènes. L'hyper différentiation engendre des effets paradoxaux de dédifférentiation. Par exemple, des tâches productives hyperdifférenciées et une automatisation poussée demandent des travailleurs polyvalents. L'éclatement du modèle bipolaire masculin/féminin en une multiplicité de masculinités et de féminités rend les discriminations sexuelles obsolètes. Les tentatives d'hyper organisation de la société débouchent sur la décentralisation des pouvoirs. Les mouvements sont souvent contradictoires et paradoxaux: le Royaume Uni de Margaret Tatcher subit à la fois des privatisations massives (assimilables à une forme de décentralisation) et des mouvements de renforcement du pouvoir central au dépend des "county councils" (poll tax).
Les six paragraphes qui suivent tentent de dresser un bilan prospectif de la postmodernité dans les domaines suivants: la culture, l'état, les inégalités, le politique, la production et la science.